La tête dans le cul dans le métro en allant au boulot, nous sommes tombés sur une nouvelle surprenante de Tristan Garcia, tirée du recueil Le saut de Malmö. Passionné de sports, l’auteur au sobriquet à consonnante hispanique s’est penché sur la question : « que se passe-t-il lorsqu’un grain de sable vient perturber la mécanique parfaite de ces corps surentraînés, de ces esprits tendus vers la victoire ? » Stupéfaits par le récit, nous tenions à vous faire découvrir l’exaltante nouvelle 3000 mètres steeple martyre. Bonne lecture.
« À la première barrière, c’est le Tunisien qui laissa trainer son coude. Mamane eut le souffle coupé. On le vit grimacer ; il réatterrit déséquilibré sur le tartan. S’accrochant difficilement au petit groupe lancé à pleine allure, il abordait le virage à l’extérieur et un peu penché, sous les huées qui allaient crescendo. À la deuxième barrière, on crut apercevoir l’ancien Kenyan, qatari d’adoption, collant ses pointes sur les mollets de Mamane, qui trébucha, se ramassant l’obstacle droit dans le bas du ventre ; il grimpa pourtant sur la grande haie et il reprit la course. Le public agacé avait du mal à saisir son expression sous la barbe court taillée ; la nuit était tombée sur le stade allemand, les projecteurs blanchissaient comme plusieurs soleils aux quatre coins de la piste orangée. On ne distinguait plus le ciel. Seul Mamane regardait vers le haut, les joues rosies et les paumes ouvertes.
Ils étaient parvenus à la rivière, premier passage. Lakhdar Mamane avait recollé ; il balançait ses jambes et ses bras maigres, en gros plan sur l’écran géant, à deux ou trois foulées du duo de tête qui menait le train. Cette fois c’est l’Espagnol qui le crocheta. Tout le monde le repéra. Certains applaudirent son geste, en scandant : « Viva Espana ! » Mamane tomba dans l’eau les bras en croix. Il fallait voir, en gros plan, le visage épanoui de l’Égyptien lorsqu’il lui avait sauté sur le dos ! Chaque fois que l’Algérien Mamane essayait de se relever du fond du fossé à l’eau trouble, un nouveau concurrent lui marchait sur la gueule. Il le piétinait, histoire de l’envoyer plus profond dans le bac. Le stade ne se leva pas ; mais beaucoup approuvèrent. Lorsque Lakhdar Mamane repartit, il avait le nez déboîté, la moitié gauche du visage en sang et des écorchures le long des bras. Sa peau luisait comme du plastique ; l’iris de ses yeux, c’était du fer chauffé à blanc. Lentement, il se relança à son rythme, loin derrière les autres. Et ça dura deux bons tours. Évidemment ils revinrent. Ils avaient pris un quatre cents d’avance et ils fondaient sur lui.
Le grand Marocain était en tête, les lèvres ouvertes. Est-ce-qu’il l’insultait ? Dès qu’il approcha Mamane, il commença à jouer avec lui. Tout le monde piaffait d’impatience. Après avoir bourré de coups les côtes de l’Algérien, il lui envoya un sacré croche-patte à un mètre à peu près de la grande barrière. Mamane se péta le menton contre l’obstacle rouge et blanc ; il se mit à gémir faiblement, à genoux. Puis un, deux, trois concurrents le dépassèrent, en laissant traîner la jambe ; du revers de la main, certains gifflaient sa tête au passage, qui rebondit comme celle d’un pantin contre la haie. Mamane n’abandonna pas, comme les autres l’auraient souhaité. Tour après tour, le peloton accélérait afin de le rattraper et de lui faire la peau. Les caméras ne zoomèrent plus, mais des tribunes on distinguait parfaitement la face livide de l’Algérien, sa lèvre violette fendue, deux cocards et trois plaies sur le côté droit, le menton qui dégoulinait d’un sang épais. Il souffrait, les bras tendus devant lui ; sans doute qu’il avait des crampes. Au septième tour, peu de temps avant l’arrivée, le Français qui montait en quatrième position balança son pied dans le dos de Mamane en l’insultant ; Lakhdar atterrit sur la barrière, l’abdomen touché et une côte peut-être fêlée. L’Italien aussi s’y était mis, le poussant à pleines mains afin de le laisser basculer la tête la première dans la rivière, tel un vulgaire sac à patates. C’est le second Algérien, un Kabyle, qui lui cracha dessus le dernier.
Alors Mamane resta seul. Le visage boursouflé et cramoisi, il se releva en murmurant Dieu sait quoi, il clopinait, les mains en l’air, au ralenti ; il termina la course et ce fut la bronca. Il souriait. Assis, debout, voire allongés derrière la ligne d’arrivée, les gagnants et les perdants reprenaient leur souffle en le surveillant méchamment du coin de l’oeil. Une meute de loups. Le Tunisien, vainqueur anecdotique, ne parada même pas avec le drapeau de son pays. Lakhdar Mamane s’approcha du bas des tribunes, au niveau de la publicité pour la Lufthansa, où un homme lui tendit un large morceau de tissu roulé à la main. Ils se relevèrent les uns après les autres. Mamane maigre comme un clou, en maillot orange, avait arraché de son thorax rachitique le dossard de l’Algérie, qu’il jeta loin de lui sur le tartan. Voulait-il montrer au monde entier un message concernant sa sanction pour dopage, annulée ? Ou revenir sur ses déclarations de la veille ? Il n’eut pas le temps de déplier son étendard fripé ; le Tunisien avait lâché le sien, les deux Marocains, le Qatari, le Kabyle et l’Espagnol coururent derrière lui. Dans le stade, les spectateurs hurlèrent de rage dans l’espoir qu’ils le chopent enfin.
La vraie course commençait. C’était, écrivit l’un des rares chroniqueurs choqué par cette affaire dans la presse du lendemain, « la première ratonnade à l’échelle d’un stade ». »
Pour connaître l’issue passionnante de cette sale histoire, nous vous invitons à vous procurer l’ouvrage Le saut de Malmö de Tristan Garcia aux éditions Folio pour la modique somme de 2€. Même les grosses pinces pourront se le procurer.